TrekMag n°193 – Pérou: Etat des lieux
Le Trek magazine n°193 (septembre-octobre 2019) est consacré au Pérou, avec un article introductif de Sébastien et 2 topos treks illustrés de Stéphane (la route alpine de Huayhuash et la cordillère de Pariacaca).
Marqué par les conflits armés de la fin du siècle dernier, le pays vient de connaître deux décennies de croissance spectaculaire. Mais son essor cache des réalités bien contrastées.
Nous publions ici partiellement l’introduction du dossier, de Sébastien Jallade:
Le Pérou face au défi du développement
Le tourisme de masse en question
La construction du nouvel aéroport de Cusco, à Chinchero, illustre à merveille les contradictions qu’affrontent désormais le pays. Entouré de dizaines de sites archéologiques, niché au cœur d’un paysage de glaciers, la future infrastructure jouxtera la Vallée Sacrée, peuplée de touristes et d’étrangers venus s’installer dans ce décor hors norme. Beaucoup craignent qu’un projet de cette envergure, en pleine zone rurale, ne fasse qu’accélérer un développement mal maitrisé, dont l’impact n’a pas véritablement été évalué. Le Machu Picchu est déjà saturé, avec ses millions de visiteurs annuels. A quoi bon miser encore sur la massification de l’exploitation des sites de la région, par l’ouverture d’un aéroport international dans un écosystème social, culturel et naturel aussi fragile ?
Déjà, les projets de diversification de l’offre, aussi hasardeux qu’incongrus, se multiplient : la création du téléphérique de Choquequirao en est l’emblème. Le principe est de faire traverser le canyon de l’Apurimac en 15 minutes, contre 1,5 jours de marche actuellement, à 3000 personnes par jour. A terme, c’est tout le massif de Vilcabamba qui est visé. Les routes d’accès en terre se développent au rythme de la rivalité des régions de l’Apurimac et de Cusco. Un autre téléphérique est envisagé, qui relierait cette fois-ci Choquequirao au secteur du Machu Picchu. Il permettrait de survoler, en quelques dizaines de minutes, trois cols de plus de 4200 mètres d’altitude, de magnifiques vallées d’alpages ou des tronçons de chemins incas depuis… des télécabines. Aujourd’hui, le parcours se réalise en 3 à 5 jours de marche. Cette mise au pas de la nature pourrait ressembler à une boutade. Ce n’est pas le cas. Au nom du développement, certains secteurs de la société péruvienne veulent rafler la mise, sans égards pour les usages actuels ou passés de la montagne. Cette politique du « toujours plus » fini par faire du tourisme une industrie de masse accentuant les inégalités et les conflits.
Des gringos comme dans les rêves
Il y a quelques années, l’anthropologue Jorge Gascon a dépeint un phénomène similaire à Amantani. L’île du lac Titicaca est devenu un des hauts lieux du tourisme dit « communautaire » du sud du pays. Dans son livre, « Les gringos comme dans les rêves », il expose avec perspicacité la radicalité de la transformation des mentalités et des solidarités locales : essor des conflits internes, individualisme, apparition des mouvements évangéliques, monétarisation des relations sociales. In fine, le tourisme, qui agit dans une logique d’économie de marché alors qu’elle convoite les traditions, devient le moteur de changements profonds. Ceux-ci ne sont pas forcément négatifs lorsque le processus est équilibré et mesuré. L’équation est simple : consommatrice en eau, en énergie, en main d’oeuvre, en espace, cette industrie, lorsqu’elle devient massive, entre directement en compétition avec les secteurs traditionnels de l’économie rurale.
Le Pérou est ainsi confronté aux conséquences de son essor accéléré depuis 20 ou 30 ans. Certes, la pauvreté a reculé, l’accès aux infrastructures progresse, tout comme l’éducation. Mais la fragilisation des droits des communautés rurales est une réalité, notamment du fait des politiques néolibérales. Oxfam ou la Banque mondiale ont publié récemment des chiffres alarmants sur l’expansion de l’industrie minière en seulement 20 ans : 21% du territoire péruvien se trouvait, en 2013, sous concession minière. Dans les régions les plus pauvres du pays, les Andes rurales, c’est encore pire : 57,79 % du territoire de l’Ancash (Cordillère Blanche, Huayhuash) et 63,92% de La Libertad (Trujillo, Huamachuco) sont touchés. 48,6% des territoires des communautés paysannes du pays sont également concernés. Certes, concession ne veut pas dire exploitation. Mais entre spéculation et enjeux économiques globaux, les rapports de forces sont déséquilibrés. L’essor du pays, en dépit des apparences, ne va pas forcément de pair avec une équité sociale et citoyenne vis à vis des secteurs les plus exposés de la société.
Redécouvrir les Andes péruviennes
Alors que faire devant ce panorama ? Si Cusco et sa région nécessitent inévitablement une visite de quelques jours, de nouveaux axes routiers se développent dans tout le pays. Ils permettent de découvrir des territoires qui échappent aux excès du tourisme de masse. Dans chaque bourg andin se nichent des hôtels rudimentaires, des sites archéologiques ou des occasions de randonnée.
La route asphaltée reliant Cusco à Lima, via Ayacucho, en est un exemple : tout en suivant l’ancien axe Nord-Sud des routes incas, elle permet de passer par Limatambo, Sahuite, le pont colonial de Pachachaca (Abancay), Curamba, Andahuaylas (tombe du romancier Arguedas, Sondor), puis Ayacucho. Cette ville, sans aucun doute une des plus intéressantes du pays, abrite un nombre important d’églises, de boutiques d’artisans et de musées locaux, dont un lieu de mémoire passionnant lié au conflit armé de la fin du siècle dernier. Dans les alentours, les voyageurs pourront visiter les sites de Huari et Vilcashuaman, ou encore randonner sur des tronçons de chemins incas, notamment entre Huanta et Huamanguilla.
La route reliant Arequipa à Ayacucho permet elle aussi de découvrir des régions quasiment vides de touristes nationaux ou étrangers. Elle franchit des hauts plateaux parsemés des volcans (Sara Sara, lac de Parinacocha) tout en passant par le canyon de Cotahuasi. Plus au Nord, citons également la route de Huaraz à Trujillo par le Canyon El Pato, les vallées désertiques du Nord de Lima (Rupac, Huaral) ou encore la réserve de Nor Yauyos-Cochas, traversée par la route inca qui reliait Jauja à Pachacamac. Enfin, le tour de la Cordillère Blanche offre de superbes occasions de randonner au pied de paysages hors norme : les refuges du Pisco, de Longoni, Ishinca, ou encore de Contrahierba sont administrés par les guides professionnels et polyglottes de Don Bosco. On pourra y mesurer l’enjeu qu’affronte le pays à l’ère du réchauffement climatique.